Il semble que la situation de nos amis verts américains et du lutteur masqué ne s'est pas éclaircie, j'ai donc décidé de mettre ma magnifique série "A la recherche d'un troisième candidat" en pause pour quelques jours et traiter d'un sujet plus léger et plus local : le débat d'idées en France.
Depuis l'arrivée du COVID-19 et la généralisation du confinement, tous les autres sujets et problématiques politiques sont passés à la trappe. Les médias sont intéressés par le confinement, le déconfinement et la vague notion d'un "monde d'après". J'ignore quel individu a inventé ce slogan (je pourrais chercher sur Google mais j'ai la flemme), mais cette expression s'est vite retrouvée sur tous les journaux et les plateaux télévisuels et a même été reprise par plusieurs personnalités politiques. Ce concept extrêmement flou, grandiloquent, et à mes yeux, complètement ridicule, a été vite utilisé par un groupe grandissant qui prétend que nous allons assister à une vaste remise en question du système dominant. La question de savoir comment et pourquoi ce changement aura lieu n'a pas l'air de beaucoup les intéresser. Dans le monde actuel, cependant, il n'y a pas beaucoup de possibilités pour changer les choses, il faut remplacer les gens au pouvoir. Je ne pense pas seulement au pouvoir politique institutionnel, même si c'est nécessaire, il faut aussi penser au pouvoir économique. Il est évident que Amazon aujourd'hui obéit à ses propres lois et ne se fera jamais dicter sa conduite par l'état français. Une façon de provoquer ce "monde d'après" serait une grande révolution mondiale. Après le déconfinement et la disparition du COVID-19, les peuples de toutes les nations se soulèvent et renversent les gouvernements pour créer un nouveau monde. Bien que je ne doute pas qu'une partie de la population approuve cette idée, je dois bien avouer qu'elle me paraît hautement improbable. Une idée, tout aussi ridicule, mais bien plus plausible sur le papier est de dire "Macron a changé, il va de lui-même changer la politique". J'admets que c'est beaucoup plus facile à visualiser qu'une révolution mais pour croire cela, il ne faut pas avoir entendu la communication gouvernementale depuis plusieurs semaines qui nous explique que ça va être dur, que les gens vont devoir faire des efforts (dans cette phrase, "les gens" ne désignent pas les patrons du CAC40, mais bien les travailleurs), qu'on va supprimer les vacances et les congés, que vous allez travailler plus et qu'il va falloir faire encore plus d'économies à cause de la dette. Sinon, il est possible que le "monde d'après" soit en fait la politique menée par la personne qui remportera l'élection présidentielle de 2022. C'est déjà plus plausible, mais je ne peux qu'être interloqué à la suggestion que 2022 se jouera sur une notion aussi civilisationnelle. La présidentielle, c'est dans 2 ans, d'ici-là nous n'aurons certes pas oublié le coronavirus, mais il ne dominera pas nos conversations. Je peux cependant me tromper.
La raison pour laquelle je parle de ça aujourd'hui, c'est parce qu'hier s'est produit un coup médiatique. Une personnalité dont on n'avait plus parlé depuis plus d'un an est soudainement revenue sur le devant de la scène. Il s'agit de Nicolas Hulot, une personnalité médiatique qui a été associée par le grand public à la défense de l'environnement. Hulot a refusé plusieurs fois le poste de ministre mais il a essayé à plusieurs reprises de participer à la politique française. Il s'était porté candidat à la primaire écologiste en vue de l'élection de 2012, tous les sondages le donnaient victorieux mais il a été battu par Eva Joly (la honte!). Plus tard, il a soutenu Macron en 2017 avant de rejoindre son gouvernement en tant que Ministre d'Etat, Ministre de la Transition Ecologique et Solidaire. C'était très impressionnant et je me souviens que BFM répétait souvent que Hulot était une "prise" du chef de l'état et que c'était un signe que l'écologie était au centre des préoccupations. Dans les faits, Hulot n'a rien fait, il a plusieurs fois exprimé qu'il n'aimait pas être ministre et il a fini par démissionner au bout d'un an en direct dans la matinale de France Inter. Il avait à cette occasion exprimé sa frustration et reconnu qu'il n'avait aucun pouvoir de décision. Depuis, ce charmant monsieur était resté discret mais il est sorti du bois hier. Il a publié une tribune dans Le Monde et il était même invité à France Inter pour s'exprimer sur sa tribune "qui allait faire grand bruit". Le soir, il a même été interviewé sur TMC pour revenir encore sur sa magnifique tribune. Le présentateur de l'émission était visiblement très intéressé par cette tribune, ils ont lu une sorte d'introduction sur le plateau et ils ont même spéculé que cette tribune était la base d'un programme présidentiel. L'intéressé a botté en touche et expliqué qu'il préférait mettre en avant d'abord des principes avant de parler de propositions, c'est à cette occasion que j'ai appris qu'il avait proposé pas moins de 100 principes. Je me suis dit que c'était très impressionnant sans plus y réfléchir.
Ce matin, rongé par la curiosité, j'ai décidé de lire quels étaient ces principes. Je me suis rendu sur le site du journal Le Monde et j'eus la malheureuse surprise de voir que l'article était protégé et accessible dans son intégralité uniquement aux abonnés. Ce n'est pas grave, puisqu'en cherchant, je me suis rendu compte qu'il y avait un site officiel pour dévoiler ses principes : letempsestvenu.org. Ce site est très mal conçu, il existe effectivement une page pour découvrir les 100 principes, mais il n'y a pas de texte complet. 3 principes sont affichés sur la page et il faut faire défiler manuellement les 97 autres principes. Là, j'ai eu envie de laisser tomber et j'ai hurlé contre mon ordinateur. Fort heureusement, je suis assez futé et j'ai trouvé un moyen de copier-coller l'ensemble des principes dans un fichier texte (c'est ce que vous pouvez admirer en haut de cet article). J'ai donc enfin pu commencer ma lecture.
Dès que j'ai commencé à lire, j'ai été bluffé. Je me suis rendu compte que l'introduction bizarre lue par plusieurs membres de l'équipe de l'émission Quotidien n'était pas un prélude à la tribune, c'était en fait les premiers principes ! Je continuais de lire avec un mélange d'horreur, de perplexité et d'hilarité. Je n'osais y croire. C'était donc ça la tribune ? C'était ça les 100 principes sur lesquels on devait fonder une nouvelle société et qui avaient provoqué tout ce vacarme médiatique ? J'avais l'impression d'être tombé dans un univers parallèle. Je ne peux pas faire un commentaire sérieux des 100 principes mais je vais quand même donner quelques exemples pour illustrer l'absurdité de l'exercice. Je vous préviens d'avance, tous les principes commencent par la proposition "Le temps est venu". Dès le début, le premier principe n'est pas du tout un principe : "Le temps est venu ensemble, de poser les premières pierres d'un nouveau monde". Cela signifie juste qu'il faut commencer à faire quelque chose sans préciser quoi ni comment, ce n'est pas un principe. De nombreux principes sont aussi exactement les mêmes, seulement reformulés pour faire croire qu'il y a du contenu, prenez le troisième principe : "Le temps est venu pour une nouvelle façon de penser". Encore une fois, ça incite au changement sans expliquer quel est ce changement, en quoi est-ce un principe ? C'est une direction à la limite. Ce thème est encore répété au principe 33 : "Le temps est venu de changer de paradigme", au principe 34 "Le temps est venu d'opérer la mue d'un système périmé" et réitéré de manière moins forte au principe 96 "Le temps est venu de croire qu'un autre monde est possible", cette fois il nous suffit de pouvoir croire au changement.
Il existe aussi toute une flopée de principes qu'on peut résumer à "Aimez-vous les uns les autres". Principe 5 "Le temps est venu de dresser un horizon commun", principe 16 "Le temps est venu de créer du lien", principe 17 "Le temps est venu de miser sur l'entraide", principe 44 "Le temps est venu de la solidarité universelle", principe 86 "Le temps est venu de l'unité", principe 89 "Le temps est venu de l'empathie".
On trouve aussi quelques "principes" qui pourraient être sortis du programme d'Emmanuel Macron en 2017 sur le thème "A bas la politique et le système, vive le renouveau et la participation citoyenne". Principe 49 "Le temps est venu de s'émanciper des politiques partisanes", principe 50 "Le temps est venu de s'extraire des idéologies stériles", principe 51 "Le temps est venu des démocraties inclusives", principe 52 "Le temps est venu de s'inspirer des citoyens". Le couplet sur les "politiques partisanes" est d'autant plus incompréhensible que le quinquennat actuel nous montre bien que les limites de notre démocratie ne sont pas du tout liées aux partis puisque Macron a été élu et gouverne sans parti (dans le sens où LREM ne peut pas être dissocié de Macron). Hulot a été au gouvernement, il a vu comment tout s'est déroulé, d'où lui vient cette folle idée ? Je passe sur "démocratie inclusive" qui ne veut absolument rien dire.
Plusieurs de ces principes ressemblent plus à l'idée que je me fais d'un principe, il s'agit de dire de respecter la nature et le vivant, on peut trouver ça simpliste mais c'est une base, je veux bien le reconnaître. Principe 12 "Le temps est venu de prendre soin et de réparer la planète", principe 21 "Le temps est venu de nous réconcilier avec la nature", principe 22 "Le temps est venu de respecter la diversité et l'intégrité du vivant", principe 23 "Le temps est venu de laisser de l'espace au monde sauvage", principe 24 "Le temps est venu de traiter les animaux en respectant leurs intérêts propres". Par contre, par endroits on sombre dans un délire quasi-mystique qui laisse pantois : principe 18 "Le temps est venu d'applaudir la vie". Je suis déjà d'un naturel assez sceptique sur l'utilité d'applaudir des individus pour montrer sa reconnaissance, mais applaudir la vie ? Je conçois bien que c'est une métaphore mais une métaphore pour dire quoi ? Où est le principe ? Dans une autre genre, le principe 19 "Le temps est venu d'honorer la beauté du monde", cette phrase me fait peur car on dirait quelque chose qu'on pourrait trouver dans la Bible. Je suis très mal à l'aise avec l'idée d'honorer et de déifier les forces de la nature.
Une notion féministe apparaît au principe 57 "Le temps est venu de l'égalité absolue entre les femmes et les hommes". Je dois dire que je suis très étonné de voir ça ici. Non pas que le sujet ne soit pas important, mais il est tellement isolé et sans rapport avec tout le reste. Il y aussi une grande forme de mépris quand on voit à quel point on va chercher plus de 20 principes pour répéter les mêmes banalités mais que l'égalité hommes-femmes n'a besoin que d'une seule mention. De plus, ce n'est pas un principe nouveau, je vous rappelle que c'est quand même la grande cause du quinquennat (rires).
L'autre grande partie de la tribune porte sur la décroissance (le mot n'est pas employé mais ça revient à ça). Le même thème est ainsi répété quasiment une dizaine de fois : principe 68 "Le temps est venu de la sobriété", principe 69 "Le temps est venu d'apprendre à vivre plus simplement", principe 72 "Le temps est venu de ralentir", principe 75 "Le temps est venu de faire naître des désirs simples", principe 87 "Le temps est venu de l'humilité".
Un nombre très limité de principes correspondent à de vraies propositions politiques, notamment contre la mondialisation. Principe 40 "Le temps est venu d’une mondialisation qui partage, qui coopère et qui donne aux plus faibles", principe 41 " Le temps est venu de préférer le juste échange au libre-échange", principe 42 "Le temps est venu de globaliser ce qui est vertueux et de déglobaliser ce qui est néfaste", principe 47 "Le temps est venu de mettre un terme à la dérégulation à la spéculation et à l’évasion fiscale", principe 48 "Le temps est venu d’effacer la dette des pays pauvres", principe 63 "Le temps est venu d’exonérer les services publics de la loi du rendement", principe 64 "Le temps est venu de relocaliser des pans entiers de l’économie", principe 65 "Le temps est venu de la cohérence et de réorienter nos activités et nos investissements vers l’utile et non le nuisible". Certaines de ses propositions sont bien sûr très compliquées à mettre en œuvre. J'aime aussi beaucoup les deux principes qui reviennent à dire "Faire plus ce qui est bien et faire moins ce qui n'est pas bien".
Le racisme inspire visiblement plus que le sexisme, on peut noter le principe 91 "Le temps est venu de déclarer que le racisme est la pire des pollutions mentales", principe 59 "Le temps est venu d’exprimer une juste gratitude à celles et ceux, souvent étrangers, qui dans nos pays hier et aujourd’hui exécutent souvent des tâches ingrates", principe 27 "Le temps est venu de cultiver la différence", principe 26 "Le temps est venu d'écouter les peuples premiers", principe 25 "Le temps est venu de reconnaître l'humanité plurielle". Sur le fond, je n'ai rien à redire, mais je suis gêné par l'expression "les peuples premiers".
Plusieurs principes semblent juste exister pour être l'occasion de faire des bons mots sans aucune intention de vouloir dire quelque chose d'intéressant : principe 85 "Le temps est venu de synchroniser science et conscience", principe 92 "Le temps est venu de la modestie et de l'audace", principe 77 "Le temps est venu d'arbitrer dans les possibles".
Je n'ai pas le temps de reprendre tous les principes étranges mais je pense que les deux derniers sont admirables : principe 99 "Le temps est venu pour chacun de faire vivre ce manifeste". Ceci est malhonnête, on ne peut pas prétendre offrir des principes quand l'un d'eux est littéralement "suivez les principes que j'ai énoncés". Je pense que ceci est une conclusion qui ne devrait pas compter dans le compte total. Le dernier principe est clairement le meilleur "Le temps est venu de créer un lobby des consciences". Je dois être complètement stupide, je n'ai pas la moindre idée de ce que ça veut dire. Pour moi, c'est exactement le type de discours marketing pseudo-encourageant qui nous est souvent offert par les élus de la start-up nation.
Soyons clair, je ne pense pas que ce texte soit dangereux, je ne pense pas non plus que le style est si mauvais que ça. Cependant, je m'interroge, il est évident qu'il n'avait que 8 idées et qu'il avait décidé par avance qu'il lui fallait 100 points pour avoir un nombre rond. Mais pour être tout à fait honnête, si ce texte (parce que ce n'est pas une tribune) avait été publié sur le site personnel de Nicolas Hulot, je ne l'aurais pas critiqué. Il aurait eu l'accueil limité qu'il méritait et la vie de la nation n'aurait pas été bouleversée. Cependant, un journal national a accepté de publier ce machin et, non seulement l'a publié mais a fait croire qu'il s'agissait d'un acte politique majeur. Les médias de masse ont amplifié ce texte et interviewé Hulot par rapport à ce texte. Des élus de la nation, notamment la maire de Paris, ont montré leur soutien envers ce texte (je ne comprends toujours pas). L'interview de la veille est encore plus ridicule, maintenant que j'ai lu le texte, rendez-vous compte qu'on lui a posé la question si ce machin était un moyen de déclarer sa candidature à la présidentielle ?
Le niveau du débat public dans ce pays est si faible qu'il suffit qu'un ancien ministre signe un papier accumulant les lieux communs, répétant 30 fois les mêmes choses et appelant vaguement à un changement pour que les médias se précipitent pour lui offrir leurs micros. Si on y réfléchit bien, cela n'a rien d'étonnant, c'est exactement ce qui s'est passé en 2017. (07/05/2020)
Notes
* La numérotation utilisée dans cet article est différente de la numérotation utilisée dans l'image en haut de l'article. Cette différence vient du fait que l'image commence au numéro 0 et non au numéro 1.